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La naissance des monstres

 

Pourquoi le symbole monétaire du dollar est-il un S barré ? La réponse la plus courante remonte à ce moment de l’histoire où Colomb « découvrit » le « nouveau monde » ; Un moment auquel succéda rapidement celui où les Conquistadores massacrèrent avec enthousiasme les populations autochtones qui l’avaient semble-t-il découvert quelques millénaires avant lui. A cette époque, la devise en circulation dans toutes les Amériques n’était pas le Dollar, mais le Réal espagnol qui restera présent aux États-Unis jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Sur les pièces de monnaie les plus répandues, on distingue les colonnes d’Hercule que le bon Charles Quint fit associer en son temps aux armes de son royaume de « l’ancien monde » en l’honneur de ces nouveaux territoires si prometteurs. Sur ces Pillar Dollars encadrant les deux hémisphères réunis serpentait la mention Plus Ultra, c’est-à-dire : Au-delà.

Bornes frontière par excellence, ces pilastres qui tintaient depuis en miniatures dans les poches des descendants de Pizzaro et de Cortès étaient un héritage dont l’origine se confondait avec les débuts de notre ère, venant de l’endroit précis où le héro mythique aux douze travaux franchissait les derniers contreforts du monde connu pour combattre Géryon, un monstre à plusieurs têtes. La plupart des récits antiques situaient l’érection de ces illustres colonnes au sud de l’Espagne, à Gibraltar, c’est-à-dire sur un rocher entre deux mondes. D’un côté, la civilisation, de l’autre la barbarie. C’était encore cette disposition géographique et intellectuelle qui prévalait quand l’horizon se dégagea à l’ouest, un Ouest lointain mis à distance par les lames féroces d’un océan que des masses de colons n’allaient pas tarder à franchir de plus en plus nombreux, rêvant de ravir aux sauvages un continent pavé d’or afin de combler leurs triviales espérances.

 

Empires après empires, récits après récits, toute une histoire occidentale du déplacement se résumait d’un trait de plume dans le S barré du Dollar contemporain qui était en réalité le vestige graphique des deux colonnes d’Hercule sur lesquelles serpentait une banderole. Et l’idée du passage d’un monde à l’autre qui se cachait finement derrière me faisait penser à cette phrase de Gramsci que cite à la demande tout étudiant de première année de Sciences-Po : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

Aujourd’hui, cet entre-deux angoissant de la transition, ce glissement irrésistible vers l’inconnu décrit par le philosophe résonnait étrangement. Sa critique de l’économisme, d’une forme de pensée matérialiste qui, loin de s’opposer à la religion en devenait une nouvelle encore plus obscurantiste arrivait près de son point paroxystique avec la marchandisation ultime d’un écosystème humain qui tombait en lambeaux. Et, cruelle ironie, c’était justement une financiarisation débridée, menée par ce Dollar au symbole si explicite, qui poussait le monde in finem.

De l’autre côté, il y aurait autre chose, forcément. Impossible encore de savoir quoi. Mais déjà la barbarie gagnait la bataille sur le front culturel.

Et si, dans un élan humaniste sans précédent, les philosophes du monde entier, portés par le souffle de cette jeune nation américaine avaient inventé naguère la déclaration universelle des droits de l’homme qui resterait sans doute pour longtemps l’un des plus beaux idéaux civilisationnels ayant jamais été formulés, c’était aussi sous l’impulsion de ce qu’était aujourd’hui devenue cette nation-monde que prospéraient les monstres. Non plus l’argent Réal, mais l’argent roi, l’argent mutant, l’argent algorithmique, celui qui faisait tourner les têtes et qui s’alliait aux pires des totalitarismes pour ruiner en quelques décennies ce que d’autres avaient mis des siècles à bâtir, faisait peu à peu s’écrouler sous des tonnes de cash ces colonnes herculéennes sur lesquelles reposaient le poids de l’histoire. C’était ce triste constat que j’essayais de mettre en forme dans cette série photographique.

 

En transformant ces billets de banque jusqu’à leur faire prendre l’apparence d’étranges créatures hybrides – de nouveaux monstres – semblant sortir d’un kaléidoscope pour ronger la parole et donc la pensée, j’espérais que les férus d’étymologie comprendraient que j’essayais aussi – et peut-être malgré tout – de continuer à voir dans les images et la culture un ultime rempart contre la laideur des temps.

Combien de temps celui-ci allait-il pouvoir tenir ?

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