Un travail inédit sur le thème de la danse avec une série de dessins sur papier à la mine de plomb, à l'encre de Chine et à la corde.
Le geste aérien de Patrice Palacio et la simplicité apparente du mouvement en danse se rejoignent dans un dessin épuré où le trait va à l'essentiel. La complexité du mouvement de danse résolue en un geste minimal et fulgurant, "Less is more".
Connaissant le travail de l'artiste - son génie du trait, son geste sans détour, son travail dans l'évocation et la place qu'il accorde au vide, ainsi que sa technique spécifique à la corde - , je savais qu'en lui demandant de travailler sur le thème de la danse pour la galerie, la rencontre serait inouïe.
Par la mine de plomb, l'encre, et la corde, s'imbriquent figuratif, abstrait et concret, ce qui nous renvoie au concept de danse abstraite. En parcourant les trois techniques, l'artiste nous plonge au coeur-même des paradoxes concrets en danse.
Une série de dessins sur la danse
Certes, mais chez Patrice Palacio, le sujet est prétexte à développer des questions plus fondamentales sur la classification des "genres". L’artiste a mis en œuvre pour ce projet un protocole de travail simple : trois techniques lui permettant un glissement permanent "figuratif, abstrait, concret". Réduisant à l’essentiel le geste danse dans son geste dessin, le résultat est un espace vide rompu d’un trait nerveux minimal, suggérant le volume du corps qui prend forme naturellement dans l’œil de celui qui regarde le dessin. Il est donc ici en jeu un pouvoir d’évocation inhérent aussi bien à l’Art de la danse qu’à celui de l’écriture.
Dans sa dernière phase du protocole, après la mine et l’encre, la corde ramène le trait dans une contingence matérielle. Objet concret, la ficelle trempée dans la colle impose à l’artiste des contraintes physiques de gravité, de souplesse, de résistance, ainsi qu’il en va pour le corps du danseur lui-même. Confronté à ce que lui permet la nature physique, l’artiste - peintre ou danseur - doit composer avec, pour que puissent tout de même s’échapper, s’exprimer, son intention, son sentiment. Ainsi, il en va plus loin que des esquisses de danse : il en va de la posture-même, de la pratique d’un art exprimé par un autre art ; l’observer, le comprendre, se fondre en lui. Tels sont ici les enjeux du dessinateur face à ce sujet mouvant qu’il faut suspendre tout en lui laissant la faculté de poursuivre son mouvement à l’infini.
Patrice Palacio - Dessin à la mine de plomb
Patrice Palacio - Dessin à la mine de plomb
Patrice Palacio - Dessin à l'encre de Chine
Patrice Palacio - Dessin à la corde
Les paradoxes concrets en danse
Le concept de danse abstraite semble qualifier grande part de la création chorégraphique contemporaine. Absurde ! « Un leurre !, s’écriait Béjart, je ne supporte pas que l’on parle de danse abstraite. Un triangle est abstrait, une formule algébrique, mais deux épaules ou deux cuisses, ça se prend, ça se mord ». La danse est fondamentalement mouvement dans un corps bien concret tout comme la toile et la peinture du tableau ou le marbre de la statue, mais vivant de surcroît, en chair et en os, ressentant et exprimant du plaisir, des émotions, l’amour, la vie, la mort : de l’éminemment charnel et sensuel donc, matériel, évident et tangible.
Comme pour les autres arts, l’abstraction désignerait l’absence de représentation imitative du réel, d’une action, d’une “histoire” concrète : la danse abstraite s’oppose donc à la danse figurative, illustrative, ou encore narrative, voire mimée. Elle ne raconte rien, pas de livret, d’argument, ni parfois même de projet (comme prétend Cunningham), même si un thème de départ, ou une idée, peuvent être suggérés au moins par le titre. Ainsi le genre s’affirme-t-il avec le grand Balanchine dont le récent hommage par Pietragalla à Marseille rappelle le génie. Sa collaboration avec Stravinsky (il qualifiait sa musique de “mathématique”) a produit ces “joyaux” de pureté et de dépouillement, véritables architectures géométriques de lignes et de courbes, ne découlant que de la musique dont les pièces portent souvent le nom.
L’intensité dramatique et expressive n’en est pas pour autant absente, elle émane non d’un contenu narratif mais d’une pleine expérience du mouvement, sorte “d’abstraction lyrique” selon ce même Béjart, émotion du cœur, voie d’accès à la connaissance et à la vérité.
Dira-t-on, alors, d’un ballet non anecdotique qu’il est abstrait ? Certes non. D’ailleurs la danse classique n’est-elle pas, paradoxalement, déjà abstraite dans la mesure où chaque pas idéalise le geste naturel par une stylisation de plus en plus élaborée, supprimant toute trace d’effort dans un mouvement transcendé qui transporte le spectateur au-delà de l’apparence matérielle ? Rêve d’immortalité frôlé un instant dans l’impondérable, le saut hors de l’espace et du temps, la gratuité symbolique de l’art.
L’abstraction se concrétise donc là où on l’attend le moins : par le jeu du corps lui-même. Elle provient de mouvements purs, gratuits, auto-suffisants : la matière de la danse est la danse elle-même. Si la stylisation à outrance devient hyper-codification figée (le geste académique artificiel et mécanique), en revenant à une forme d’authenticité et de spontanéité dans sa quête de l’essence du mouvement la danse contemporaine a retrouvé les sources de son art : nouveau paradoxe d’un geste abstrait qui donne une impression de naturel, de fluidité. Ainsi pouvait-on le constater chez De Keersmaeker ou Trisha Brown cette saison au Théâtre des Salins (Martigues).
Mais le corps même est-il concret ? Comme l’enfant a le pouvoir de tuer l’ennemi de son doigt tendu ou de faire disparaître le monde en fermant les yeux, le corps dansant est d’emblée spatialité. Il n’évolue pas dans l’espace, il construit son espace, le fait surgir au-delà de ses propres limites : “kinesphère” architecturée par les directions et les formes – traces invisibles – que le mouvement imprime, l’espace est le prolongement même du corps. La ligne du bras qui se tend traverse les murs, la main suspendue fait vibrer l’espace entier, le regard plonge et s’allonge à l’infini.
Par Nelly Rajaonarivelo
Publié dans Détours, juillet 2003, p. 64-65